Eve Davidian (ISEM Montpellier), nommée par Mélissa Barkat-Defradas, a été récompensée pour la qualité du travail valorisé dans l’article suivant :
Davidian, E., & Höner, O. P. (2022). Kinship and similarity drive coordination of breeding-group choice in male spotted hyenas. Biology Letters, 18(12), 20220402. https://doi.org/10.1098/rsbl.2022.0402
Il est 6:25 du matin…
Il est 6:25 du matin. Le soleil se lève à peine au-dessus de l’arête du Cratère du Ngorongoro, un site UNESCO dans le nord de la Tanzanie. Cela fait près de 40 minutes que j’ai quitté la station de recherche pour la route caillouteuse qui descend dans la somptueuse caldeira de 250 km² et j’atteins enfin le terrier communal du clan Shamba. Il s’agit de l’un des 8 clans de hyènes tachetées qui peuplent le Cratère et que le « Ngorongoro Hyena Project » étudie depuis 28 ans. Je m’approche doucement et j’éteins le moteur de la voiture. Il y a du monde. L’ambiance est paisible. Des jeunes jouent en se tirant la queue, des adolescents aux ventres bien remplis se prélassent, et quelques femelles allaitent leurs petits (chez la hyène, les portées sont de 1 à 3 petits). Je repère un individu qui se tient à l’écart du groupe et qui hume timidement le parfum des femelles. Il s’agit de Damu, officiellement « M-298 », un jeune mâle qui a immigré trois mois auparavant depuis le clan Munge voisin. D’ailleurs, son frère Fujo « M-297 » passe lui aussi beaucoup de temps chez les Shamba en ce moment. Les deux frères sont souvent fourrés ensemble…
Il est fréquent qu’on observe des frères ou des pairs, originaires d’un même clan, faire des choix similaires et s’établir, à quelques semaines ou mois d’intervalle, dans le même clan pour se reproduire. Ce phénomène n’a encore jamais été répertorié ailleurs, certainement à cause de la perte d’information quand les individus dispersent en-dehors du groupe d’étude. Du fait du suivi de l’histoire de vie de chacune des 3000 hyènes ayant foulé le sol du Cratère depuis 1996, nous avons accès à cette information clé ; nous connaissons le pedigree des individus, l’origine et le devenir des mâles après dispersion.
« Coordination » de la migration : processus passif ou actif ?
Processus passif ou actif ? Les causes de cette « coordination » des mâles nous étaient alors moins évidentes. Un processus passif peut se manifester lorsque des mâles ayant un bagage génétique ou social similaires et les mêmes besoins ou capacités, pensent et agissent de la même manière, et sont ainsi plus susceptibles de choisir « par hasard » le même clan pour se reproduire. Un processus actif ou adaptatif, façonné par les avantages sélectifs de s’établir avec un parent proche ou un allié, impliquerait quant à lui une flexibilité dans le comportement des mâles en fonction des coûts et des bénéfices de cette coordination.
Nous avons testé ces deux hypothèses en comparant le choix de 148 paires de mâles. Le critère principal pour cet appariement « artificiel » était l’appartenance à une même cohorte. Pour être appariés, deux mâles devaient être nés avec moins de 2 mois d’écart. Nous avons ensuite apparié les mâles de manière à créer trois catégories selon un gradient de similarité en termes d’environnement maternel (identité et rang social de la mère), socio-écologique (clan d’origine) et génétique (lien de parenté).
Les frères sont des mâles de la même portée, élevés par la même mère et provenant d’un même clan, et ont donc des liens de parenté très étroits. Les pairs ont quant à eux grandi dans le même clan, mais ont des mères différentes et peuvent être plus ou moins étroitement liés. Les étrangers présentent le moins de similarités. Ils proviennent de clans différents, ont des mères différentes (mais pouvant avoir des rangs sociaux similaires) et sont généralement des parents éloignés.
Les résultats de notre étude suggèrent que les deux processus sont probablement à l’œuvre. En bref, conformément à l’hypothèse d’un processus passif, la probabilité de choisir le même clan suit le gradient de similarité : elle est la plus élevée entre frères (70 % des paires), suivi des pairs (36 %), et des étrangers (7 %). Conformément à l’hypothèse d’un processus adaptatif et flexible, la coordination varie selon la densité de la population pour les proches parents (mais pas pour les parents éloignés). C’est-à-dire que la coordination est d’autant plus fréquente entre frères et pairs apparentés que les clans contiennent de nombreuses femelles (partenaires sexuels) et de nombreux mâles (compétiteurs), et que les bénéfices en termes d’alliance sociale et de compétitivité contre les autres mâles surpassent les coûts reproducteurs d’être en compétition avec son frère ou un parent proche pour l’accès aux femelles.
Conclusion
La dispersion, comme le choix de groupe ou d’habitat, est souvent considérée comme un processus solitaire, où les décisions individuelles sont prises indépendamment de celles des congénères. Après, tout, chaque individu est unique et cherche à atteindre un optimum qui lui est propre. De nombreuses recherches ont naturellement suivi l’hétérogénéité des stratégies de dispersion et se sont concentrées sur les facteurs susceptibles de l’expliquer. En montrant que des frères et des individus familiers peuvent coordonner et moduler leurs choix selon le niveau de compétition, notre étude apporte de la nuance dans notre compréhension du rôle que joue la dispersion dans la dynamique sociale et des flux de gènes dans les populations sauvages